Quel avenir pour le travail en 2030 ?

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En 2017, Salima Benhamou, économiste au département « Travail, Emploi, Compétences » de France Stratégie, imaginait l’avenir du travail (1). Après deux années d’une crise sanitaire qui a chamboulé le monde du travail, sa vision de l’entreprise apprenante comme modèle à suivre reste la même d’après elle, et s’en retrouve même renforcée.

Dans son rapport de 2017, Salima Benhamou décrivait tout d’abord les principaux modèles d’organisation des entreprises existant :

  • Le premier, l’organisation simple, concerne surtout les services à la personne, les vendeurs, les commerciaux et les employés non qualifiés. Il se distingue par des procédures de travail peu formalisées.
  • Le second, l’organisation taylorienne, est surtout répandu dans l’industrie et concerne les ouvriers et employés non qualifiés. Il se caractérise par une supervision hiérarchique très élevée et un travail en équipe sans aucune autonomie.

Près d’un Français sur deux travaille encore dans une « organisation traditionnelle » appartenant à l’un de ces deux premiers modèles. Les salariés ont des tâches très segmentées et spécialisées, une hiérarchie lourde et très peu d’apprentissage, donc peu d’opportunités pour développer leurs compétences et accéder à de bonnes conditions de travail.

  • Le troisième modèle, l’organisation apprenante, est orienté vers le travailleur et s’appuie sur une approche du travail volontariste, d’où découlent des pratiques organisationnelles et managériales participatives : décentralisation des décisions et autonomie, travail en équipe. Ses maîtres mots sont autonomie, apprentissage et enrichissement du travail. Elle concerne surtout des cadres et des professions intermédiaires, dans le tertiaire. Ce modèle est basé sur le développement en continu des compétences de chaque salarié, à travers la coopération, la décentralisation des décisions et la participation active dans l’élaboration des objectifs.
  • Le quatrième, enfin, c’est l’organisation en « lean production », qui est orientée vers les exigences du marché. Le travailleur doit sans cesse s’adapter à des contraintes externes mouvantes, par la mise en place de pratiques performantes : management par la qualité, travail en équipe, rotation des tâches et juste-à-temps. Cette approche managériale est axée sur l’amélioration de la qualité et sur une rationalisation maximale des coûts de production, via la standardisation des processus, le respect des délais, la gestion de la qualité et la satisfaction du client. Les entreprises qui relèvent de ce modèle sont celles qui concentrent le plus d’ouvriers et d’employés qualifiés.

Ces deux modèles permettent aux salariés de développer leurs compétences en continu, même si l’objectif poursuivi n’est pas le même : épanouissement contre efficacité. La « lean production » se rapproche de l’organisation apprenante par un fort contenu cognitif du travail et par une forte proportion de travail en équipe polyvalente et multidisciplinaire, mais elle en diffère par la faible autonomie accordée aux salariés.

En France, 30 % des salariés travaillent dans des organisations apprenantes, un chiffre bien en dessous du taux affiché par les pays du nord de l’Europe, où il oscille entre 55 % et 60 %.

Salima Benhamou avait imaginé, d’ici 2030, le développement du modèle d’entreprise apprenante tout d’abord ainsi que celui, à la place de l’organisation « lean », d’entreprises totalement dématérialisées, dans de nombreux secteurs à forte valeur ajoutée. Ces entreprises seraient déterritorialisées, sans bureaux, voire sans salariat ni liens de subordination, sur le modèle de la plateforme collaborative virtuelle, reposant sur un système informatique mettant à la disposition des entreprises un vivier de talents externes ou bien à la disposition des travailleurs des ressources et des outils pour faciliter le travail en commun et à distance. Les risques seraient, en parallèle, un éclatement des collectifs de travail, des risques psychosociaux amplifiés, une dépersonnalisation du travail et une porosité accrue entre les temps de vie.

Un autre scénario était que l’organisation simple céderait la place en 2030 au « super-intérim » : un modèle ultra-flexible où les salariés peu diplômés seraient leurs propres entreprises et vendraient leur force de travail sur des plateformes de type Uber. Ce scénario conduirait, pour une partie du marché du travail, à la disparition de la notion de salariat. Les perspectives de formation et d’évolution seraient limitées et les conditions de travail considérablement dégradées.

Enfin, l’auteur avait imaginé un 4e modèle, celui du « taylorisme new age ». C’est l’idée qu’avec les nouvelles technologies, les organisations tayloriennes seraient remplacées par des plateformes qui ne seraient pas de type « super-interim », mais « de production ». Sur le modèle du site « Mechanical Turk » d’Amazon, où de petites mains se connectent pour réaliser des micro-tâches que les logiciels les plus perfectionnés n’arrivent pas à accomplir. Cette nouvelle organisation reposerait sur des tâches « périphériques » réalisables à distance par des personnes peu qualifiées. Un tel modèle serait destiné aux jeunes, aux chômeurs ou aux retraités pouvant travailler n’importe quand et n’importe où grâce à un ordinateur. Il concernerait des emplois peu ou non qualifiés, n’offrirait aucune perspective d’évolution professionnelle et présenterait d’énormes risques psychosociaux.

Les plus de deux années de crise sanitaire et économique confortent l’auteur dans ses convictions.

Pour Salima Benhamou, en 2030, le monde sera encore plus instable qu’aujourd’hui. Nous vivrons avec des crises économiques et épidémiques successives et les nouvelles technologies rendront l’environnement professionnel plus complexe : il faudra s’adapter rapidement aux évolutions des capacités de l’intelligence artificielle. Tandis que les aspirations sociétales changent également : les salariés recherchent du sens dans leurs tâches, ainsi que davantage de liberté. Il y aura, d’après elle, un espace pour le modèle de l’organisation apprenante qu’elle juge particulièrement adaptée à un environnement instable. Il est donc possible, selon elle, qu’il y ait un boom de ce type d’organisation du travail et que nous rattrapions notre retard actuel en la matière en France.

Par ailleurs, l’auteur pense que la crise sanitaire, ayant montré à quel point les entreprises avaient intérêt à s’adapter et à se réorganiser rapidement pour revoir leurs processus de production ou leurs services, poussera à la mise à jour en continu des compétences.

En parallèle, Salima Benhamou continue de penser que se développeront des plateformes apprenantes, collaboratives et virtuelles, destinées à des personnes expertes et très autonomes. Pour l’auteur, parce que le contexte économique et sociétal continuera de se complexifier demain, ce modèle connaîtra certainement un certain succès. Même s’il ne s’adressera qu’à une certaine catégorie de travailleurs, hautement qualifiés et pouvant réaliser leurs tâches à distance.

Les scénarios du « super-interim » et du « taylorisme new age » ont aussi de beaux jours devant eux selon Salima Benhamou. La crise actuelle, qui a conforté l’idée d’un travail virtuel et flexible, ne fait que les confirmer : demain, nous devrions aussi voir se multiplier des organisations à la carte, pour le meilleur ou pour le pire. Dans l’étude prospective de 2017, qui ne se basait, à l’époque, que sur les ruptures technologiques et l’intelligence artificielle, l’auteur concluait sur l’importance, pour les employeurs, mais aussi les pouvoirs publics, d’agir en matière d’éducation, de formation continue et de protection sociale.

Pour l’auteur, il est primordial pour les entreprises de commencer à se transformer, afin d’adopter ce modèle de l’organisation apprenante plutôt qu’un autre qui serait beaucoup moins vertueux. Les managers doivent revoir leurs pratiques, mais pour cela, les dirigeants et les DRH doivent les former et les sélectionner différemment. Pour Salima Benhamou, il ne sera plus possible, demain, de devenir chef d’équipe uniquement grâce à ses diplômes ou suite à une promotion. Selon elle, les dirigeants devront aussi comprendre, plus généralement, combien le choix qu’ils feront en matière d’organisation du travail aura un impact sur la performance de chacun.

(1) « Imaginer l’avenir du travail », France Stratégie, Avril 2017 : https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/dt_-_imaginer_lavenir_du_travail_quatre_types_dorganisation_du_travail_a_lhorizon_2030_0.pdf