Dans une interview récente, Julia de Funès, philosophe et essayiste, rappelait quelques chiffres qui en disent long sur l’évolution de notre rapport au travail. Alors qu’en 1990, le travail avait une place importante pour 61% des Français, ils ne sont plus que 21% en 2023 à lui arroger une telle place. En 2017, 3% des Français télétravaillaient régulièrement, contre 33% en 2022. Mais surtout, tandis qu’en 2008, 62% des Français préféraient gagner plus qu’avoir du temps libre, ils sont 61% en 2022 à préférer avoir plus de temps libre plutôt que gagner plus. La tendance s’est complètement inversée ! Dans ces conditions, comment être surpris de voir tant de jeunes défiler dans la rue, à leur âge, contre un projet de réforme des retraites qui devrait leur paraître si loin de leurs préoccupations du moment…
Comment en est-on arrivé à cet état de fait : des millions de Français souhaitent ardemment arrêter de travailler le plus tôt possible ? C’est-à-dire quitter son entreprise, que beaucoup disent aimer dans les sondages, quitter ses collègues, systématiquement plébiscités dans les enquêtes sur la qualité de vie au travail et les liens sociaux, abandonner son niveau de vie, car, avouons-le, la perspective de perdre une bonne part de son pouvoir d’achat n’est tout de même pas très réjouissante…
Quelque chose ne fonctionne pas entre de nombreux Français, les entreprises et le travail. Et l’expression la plus flagrante de ce dysfonctionnement en est, à mon avis, cette immense envie, inlassablement exprimée à travers toutes les enquêtes, de bénéficier de plus de temps libre, de rééquilibrer ses temps de vie, d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte (plus d’un Français sur deux dit vouloir changer de poste dans l’année) et de partir aussi vite que possible en retraite. Pour beaucoup, le travail et l’entreprise ne sont pas désagréables, mais ils ne sont pas épanouissants, loin de là ! Et je trouve cela bien dommage.
Certes, on ne peut avoir 100% de satisfactions dans une activité quotidienne. Et il est illusoire de penser que tous les salariés français devraient être épanouis et attachés à leur travail et à leur entreprise. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’une partie du problème provient de mauvaises habitudes : culture managériale toxique, surcharge, manque de reconnaissance (et de partage de la valeur), manque d’autonomie, inéquité ou encore manque d’accompagnement dans la progression de carrière… Si l’attachement à l’entreprise et à son travail a faibli, c’est aussi peut-être que l’entreprise, comme le travail, n’ont pas su susciter l’attachement.
Les Français ne veulent plus des « boîtes carcans », des « boulots boulets » qu’ils traînent comme leur misère. Il a fallu attendre la fin de la pression du chômage et le renversement qui s’en est suivi sur le marché du travail entre l’offre et la demande pour que les entreprises mettent réellement en pratique le bla-bla du « recentrage sur l’humain » qu’elles assénaient à tue-tête depuis des années sans grand résultat. Qui a déjà vu une GPEC réellement efficace ?
L’espoir est cependant dans ce renversement du rapport de force sur le marché du travail. S’il perdure, alors nous pouvons imaginer de vraies remises en question et peut-être assister à des entreprises, non plus suiveuses, mais instigatrices de tendances. Des entreprises qui ne seraient plus dans l’obligation de proposer du travail hybride mais créatrices de nouveaux contrats entre elles et les Français. Pour en finir avec le « je t’aime, moi non plus » actuel et inaugurer un « on s’aime, enfin » ?
Toute l’équipe d’ANews WorkWell vous souhaite une très belle semaine et vous propose de visionner en avant-première sa prochaine table-ronde portant sur « l’hygiène et la santé au travail : quels enjeux ? quelles innovations ? » avec Catherine Cara (DET de Manutan), Marjorie Dumont-Crisolago (Preventech) et Clémence Andrieu (Levebvre-Dalloz).
Lionel Cottin
Directeur de la rédaction